Les visages oubliés de la guerre



13/01/2003 - Article . Paru sur le site d'Attac



Souhaiter que la guerre n'ait pas lieu c'est laisser entendre que nous vivons en paix. Or, cette guerre appréhendée, celle des bombardiers, des missiles et autres chars plus ou moins terrestres, n'est que l'exacerbation armée d'une guerre très réelle et omniprésente, celle que les riches mènent quotidiennement contre les pauvres de la planète, c'est-à-dire contre la majorité du genre humain.

Les visages oubliés de la guerre

« Les oligarques et leurs mercenaires, mus par une volonté de puissance, une cupidité et une ivresse de commandement sans limites, défendent becs et ongles la privatisation du monde ».

Jean Ziegler, Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation.

Dans l’échelle des moindres efforts, le geste d’émettre un souhait vient tout juste après celui de respirer. C’est ainsi que nous entendons tous les haut-parleurs et souvent petits-faiseurs envahir les ondes pour souhaiter la paix au monde entier. Ils nous disent que la paix est menacée par une guerre annoncée et qu’il serait souhaitable que cette guerre n’ait pas lieu.

J’exclus de ces cohortes bienveillantes, ceux qui, au fond, désirent cette guerre malgré un discours contraire. Je veux parler de George W. Bush et de ses semblables, ceux qui non seulement espèrent tirer profit de cette guerre de conquête contre l’Iraq (main basse sur le pétrole et ventes d’armes) mais qui veulent, par elle, faire diversion pour empêcher le peuple étatsunien de voir l’état de déliquescence sociale et économique dans lequel le cœur de l’empire a sombré.

Souhaiter que la guerre n’ait pas lieu c’est laisser entendre que nous vivons en paix. Or, cette guerre appréhendée, celle des bombardiers, des missiles et autres chars plus ou moins terrestres, n’est que l’exacerbation armée d’une guerre très réelle et omniprésente, celle que les riches mènent quotidiennement contre les pauvres de la planète, c’est-à-dire contre la majorité du genre humain.

J’exclus volontairement ici de mon propos, tous les conflits armés qui sont des guerres d’occupation et qui, de Palestine en Colombie en passant par certains pays d’Afrique, ont revêtu, grâce à une manipulation langagière, des noms pudiques et faux comme lutte au terrorisme. Je veux m’attarder aux assassinats collectifs qu’un système sécrète par sa simple logique et qui sont, dans les faits, le fruit d’actes de guerre.

Il y a acte de guerre quand des spéculateurs financiers font plonger une monnaie et provoquent chez les plus démunis un appauvrissement qui les fait passer du côté de la maladie et de la mort. Il y a acte de guerre quand le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale imposent aux pays pauvres des conditions infernales et mortifères d’investissements à la manière des parrains de la mafia qui font des offres qu’on ne peut refuser. Il y a acte de guerre lorsque les élites corrompues des pays pauvres, courroies de transmission de celles des pays riches, appauvrissent les leurs en sortant de leur patrie, les profits collectifs pour les mettre hors de portée des peuples dans les paradis fiscaux.

Mais là ne s’arrête pas la chaîne guerrière. Il faut aller au bout de la logique. Il y a acte de guerre quand la légalité bourgeoise de nos pays riches autorise les banques à maintenir des succursales dans ces mêmes paradis fiscaux. Car ceux-ci permettent à tous les marchands d’armes, mafieux et autres, de faire leur trafic dans le secret le plus abject. Il y a acte de guerre et du sang sur les transactions quand certains de nos citoyens vont coucher leurs grandes fortunes dans le même lit que celui des grands criminels, dans la chaleur de ces mêmes paradis fiscaux.

Il faut redéfinir les mots guerre et paix en fonction de la réalité d’aujourd’hui. Pendant la guerre d’agression américaine au Vietnam, certains pilotes de bombardiers ont tué ou brûlé au napalm, du haut des airs, des dizaines de milliers de personnes sans ne jamais voir un seul cadavre. On tuait à distance, sans se salir les mains. Il en est de même aujourd’hui de certains exécuteurs du capital qui appuient sur les touches des claviers d’ordinateurs pour faire chuter le prix des matières premières, plongeant dans la faim (la fin?) des populations entières.

Et que dire de ces juristes qui ergotent sur les avantages du droit de propriété intellectuelle quand il s’agit dans certains cas, de garder sous brevet, des médicaments que la sacro-sainte loi du marché rend inaccessibles à des millions d’êtres humains. On invoque le droit de propriété alors qu’il s’agit en fait, du droit de tuer. Et ne jouons pas sur les mots : laisser mourir, c’est tuer.

Il y a acte de guerre lorsque les riches de la planète accumulent jusqu’à plus soif des sommes absurdes d’une ampleur telle que même le mot fortune en perd son sens. Il y a acte de guerre car cette richesse indécente qui n'a de « privée » que le nom, n’est souvent pas soumise à l’impôt ou aux taxes simplement parce qu’elle se constitue et se meut dans la nébuleuse des spéculations financières supranationales. Doit-on rappeler que cette absence de répartition des richesses cause en grande partie les 100,000 morts quotidiennes dénoncées par la FAO dans son dernier rapport sur la faim dans le monde. Il y a aussi acte de guerre quand on exige le remboursement d’une dette à une population que nous avons saignée à blanc par le paiement d’intérêts dépassant le capital emprunté et à qui nous devons une partie de notre richesse.

Dans tous ces actes de guerre, il y a complicité active de certains intellectuels serviles chargés de justifier cet ordre qu’ils qualifient de naturel. Ces idéologues, fondamentalistes du marché, invoquent le rationalisme pour soutenir la logique de cet ordre alors que la réalité en dévoile l’obscurantisme désastreux.

La lutte pour la paix ne doit pas s’arrêter à celle, urgente, que nous devons mener à court terme contre les faucons de l’administration Bush. Bien sûr, nous serons dans la rue le 18 janvier comme des milliers de pacifistes, pour faire pression sur le triste tandem Blair-Bush. Mais nous nous devons de réaliser que ce ne sera qu’une étape sur le chemin de la paix ; que tout véritable pacifiste ne peut s’arrêter à lutter contre cette guerre plus apparente et brutale en oubliant l’autre, celle qui tue des êtres humains par milliers tous les jours, celle que les riches de la planète mènent contre les pauvres.

Nous devons comprendre que les affrontements à venir remettront en cause le maintien des privilèges dont nous sommes tous en partie, les bénéficiaires. La paix a un prix et celui-ci est plus élevé que nous le croyons. Ce prix n’est pas coté à la Bourse. Il est inscrit au plus profond de notre conscience. Et quand, devant le crime, la conscience s’éveille et se développe, tout silence devient complicité.