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Lettre à sa Magnificence le Baron Jean Mollet
Vice-Curateur du Collège de 'Pataphysique
sur les truqueurs de la guerre
Boris Vian
L'on s'en doutait parfois, comme je ne saurais l'apprendre à Votre Magnificence,
mais le doute n'est plus possible ; le moment est venu de le dire au grand jour
; la guerre est truquée. Quelle guerre ? Je n'en mets aucune spécialement
en cause ; à mon avis, il n'y en a pas encore eu une bonne, et l'on verra
pourquoi. Il me semble, et c'est tout, utile et urgent d'attirer l'attention
des bons citoyens sur le mauvais usage que l'on fait de leurs deniers.
C'est le hasard d'une rencontre qui m'a mis la puce à la cervelle. Obligé,
récemment, de laisser au garage mon char à essence (la paresse,
je crains) j'eus l'idée, pour gagner le lieu clos où je travaille,
dans un silence approximatif, à préparer la mise en conserve de
ces aliments spécifiques de l'oreille, les vibrations musicales, j'eus,
disais-je, l'idée de prendre l'autobus. Il n'était pas fort encombré
et c'est ainsi que je trouvai place vis-à-vis d'un homme âgé.
Son âge était-il respectable ? Je n'ai pas accoutumé de
respecter ou de mépriser ; je choisis plutôt parmi cette gamme
de sentiments qui vont de l'amour à la haine en passant par les degrés
de l'affection, de l'indifférence et de l'inimitié. Bref, j'étais
en face d'un homme de soixante-neuf ans, nombre pour lequel je n'éprouve
non plus aucun respect particulier ; il n'est, à tout prendre, qu'un
symbole et je n'en suis point, j'en remercie Votre Magnificence, à m'effrayer
d'un symbole qui restera, quelle que soit la force de l'éruption, sous
mon entière domination.
Pour en venir au fait, le revers du veston de ce vieil énantiomorphe
de moi-même portait quelques fragments de rubans colorés, noués
à la boutonnière ; curieux de nature, je me permis d'en demander
l'usage.
— Celui-ci, me dit-on, est la Médaille militaire. L'autre, la Croix
de Guerre. Et voici la Légion d'honneur de Lyon. La rosette.
— Je ne vois ni médaille ni croix, observai-je, mais de jolis galons
de couleur. Serait-ce qu'il y eut une guerre et que vous...
— Quatorze-Dix-huit, fit-il, me coupant la parole, mais sans insolence.
— Je m'exprime mal, repris-je, seriez-vous revenu de la guerre ?
— Sans une égratignure, jeune homme.
La canaille semblait s'en vanter.
— Voulez-vous me dire, poursuivis-je (d'un ton que j'avais quelque peine
à modérer), que cette guerre de Quatorze a été mal
faite ?
Magnificence, je passe sur la suite de ce colloque. Il devait m'apporter cette
triste certitude : oui, on nous trompe ; oui, les guerres sont mal faites ;
oui, il y a des survivants parmi les combattants. Oh ! j'imagine que Votre Magnificence
va hausser les épaules. Il s'emporte, pensera-t-Elle, avec un léger
sourire et ce mouvement du chef que je connais bien. Il se fait des idées...
On lui aura monté le bourrichon...
Eh bien non. J'ai fait mon enquête ; elle est concluante. La vérité
est affreuse : toute noire avec du rosé en plaques ; la voici : à
chaque guerre, des milliers de combattants reviennent sains et saufs.
*
* *
Je me garderai d'insister sur le danger psychologique de ce triste état
de choses : il est précis, colossal, monstrueux ; l'individu qui revient
d'une guerre a, obligatoirement, plus ou moins l'idée qu'elle n'était
pas dangereuse. Ceci concourt à l'échec de la suivante, et ne
fait pas prendre au sérieux les guerres en général. Mais
ce ne serait rien. Le combattant qui ne s'est pas fait tuer garde en lui-même
une mentalité de raté ; il aura à cœur de compenser
cette déficience et contribuera donc à préparer la suivante
; or comment voulez-vous qu'il la prépare bien, puisqu'il s'est tiré
de la précédente et que par conséquent, du point de vue
de la guerre, il est disqualifié ?
Mais je le répète, je ne traînerai pas sur l'aspect intérieur
de la chose. Le côté social est plus grave. Voici, Magnificence,
ce à quoi l'on utilise l'argent que vous versez ; voilà ce que
l'on fait du mien, de nos impôts, de nos efforts. Voilà ce que
l'on fait du travail de ces dizaines de milliers de braves ouvriers qui, du
matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, s'épuisent
à tourner des obus, à fabriquer, au péril de leur vie,
des explosifs dangereux dans des établissements pleins de courants d'air,
à monter des avions qui, eux non plus, ne devraient pas revenir mais
qui reviennent parfois. On m'a cité des cas. La vie blesse.
Oh, qu'une bonne partie de la responsabilité de tout ceci incombe à
l'ennemi, cela, Magnificence, je n'en disconviens pas. C'est grave, certes.
L'ennemi, lui non plus, ne fait pas son devoir. Mais tout de même, reconnaissons
que nous essayons de le gêner. Un ennemi un peu aidé nous détruirait
jusqu'au dernier. Or, loin de l'aider, nous lui donnons dans le nez de l'arme
rouge, de l'arme blanche, du mortier, du canon, de la bombe variée, du
napalm ; si parfois, comme en 1940, nous usons d'une tactique neuve, tentant
de l'induire à courir très vite pour tomber à la mer, emporté
par son élan, reconnaissons que de tels exemples sont rares et qu'en
1940, en tout cas, la technique n'était pas au point puisque nous n'avons
pas sauté dans l'eau les premiers pour l'attirer à notre suite.
Mais, quoi !...à chaque guerre, le même phénomène
navrant se reproduit : on engage, en masse, des amateurs. La guerre, pourtant,
ce n'est pas n'importe quoi ; c'est fait pour tuer les gens et ça s'apprend.
Or, que se passe-t-il ? Chaque fois, dans les deux camps, au lieu de confier
à des mains professionnelles l'infinité de tâches délicates
qui concourent à la réussite des belles campagnes, on embauche
des milliers de manœuvres non spécialisés et on les fait
instruire par des guerriers professionnels âgés ou de grade inférieur,
donc qui ont raté une guerre précédente. Comment veut-on
que l'esprit des recrues — et certaines ne demanderaient pas mieux que
de se dévouer à la cause de la guerre — acquière
les qualités nécessaires à la réalisation parfaite
d'une guerre idéale ? Sans nous y attarder, ne faisons qu'effleurer au
passage le terme " mobilisation ". Croyez-vous que le dessein du législateur,
en employant ce mot, ait été, justement, d'" immobiliser
" les mobilisés dans les casernes ? Pour moi, éclairé
que je suis déjà par mes réflexions, la contradiction ne
saurait surprendre ; elle procède purement et simplement de l'esprit
de sabotage entretenu par les survivants des guerres passées.
Imaginons, par un vol majestueux de l'esprit — et celui de Votre Magnificence
a l'envergure apte à ces élans immenses — une guerre réussie.
Imaginons une guerre où toutes les munitions sont épuisées,
tous les ouvriers à court de matières premières, tous les
soldats et tous les chefs abattus — et ceci de part et d'autre, dans les
deux camps. Ah, je le sais bien, tel résultat exigerait une minutieuse
préparation ; et l'on vous déclare les guerres avec une légèreté,
une désinvolture, qui rendent irréalisable cette guerre idéale
en vue de laquelle, contre toute espérance, nous continuons — et
nous continuerons — de verser notre obole quotidienne. Mais imaginons,
Magnificence, imaginons ce combat dont pas un combattant ne réchapperait
! Voilà qui serait résoudre le conflit. Car un problème
ne se pose pas. Votre Magnificence sait qu'on le pose. Il n'est que de supprimer
cet " on ". De même, un conflit sans combattants n'est plus
un conflit, et il ne survit jamais à leur disparition.
J'ai vilipendé — non sans raison. Votre Magnificence me l'accordera
— les amateurs ; mais le plus triste, c'est que certains professionnels
ne font pas leur devoir. Certes, il est inadmissible qu'un mobilisé ordinaire
revienne intact du front ; mais c'est qu'on a le tort de mobiliser n'importe
qui, et en trop grand nombre. Que Votre Magnificence me donne une armée
de cinquante hommes, et je me fais fort de la contrôler ; je lui garantis
qu'aucun des cinquante hommes n'en reviendra, dusse-je les abattre de mes mains
et sans l'aide de l'ennemi ; mais un million d'hommes. Magnificence... non.
Un million, je ne peux plus rien lui garantir. Mais là n'est pas l'argument
; le plus tragique, c'est que des soldats de carrière réchappent
de la guerre. Jadis, les officiers chargeaient à la tête de leurs
troupes ; ils savaient bien, eux, que leur mort était essentielle à
la bonne marche de la guerre, grâce au jeu de l'avancement qui plaçait
immédiatement le subalterne le plus qualifié au point le plus
dangereux, celui où le chef venait de périr. De nos jours, on
semble mettre cette notion de base en doute ; on a vu des généraux
modernes dépasser cinquante ans et commander leurs forces depuis des
P. C. disposés à l'arrière, voire abrités. L'on
m'assure, et je suis tout prêt à le croire, que ceci a l'heureux
effet d'étendre le champ des opérations et de multiplier ainsi
les risques, en allongeant l'attaque adverse ; les avions, me dit-on, sont actuellement
assez nombreux pour inonder de bombes des surfaces importantes. Ce raisonnement
me semble suspect ; on sait bien, hélas, que certaines bombes manquent
leur but, que toutes, malheureusement, n'explosent pas ; que le maladroit et
grossier camouflage grâce auquel on tente de mettre en valeur les cibles
de choix voit souvent son effet annulé par la malignité de la
nature, qui réussit dans certains cas à l'imiter. Pourtant, on
conçoit encore, je l'admets, que les professionnels de la guerre, irrités
par l'idée de n'avoir que des amateurs à leur disposition, cherchent
à s'en débarrasser le plus vite possible en les expédiant
à l'avant-garde. Or, ils y rencontrent d'autres amateurs, ennemis, oui
mais aussi maladroits qu'eux-mêmes, et le conflit s'éternise comme
il le fit, paraît-il, à Verdun voici une quarantaine d'années,
ces pauvres gens ne parvenant pas à s'exterminer malgré l'aide
intensive de l'artillerie des deux camps. La discussion est délicate
; il y a, sans doute, à déterminer l'ordre dans lequel il faut
éliminer les officiers des différents grades pour obtenir de la
guerre son rendement maximum. Des chaussetrapes surgissent à chaque pas
: par exemple, si un général est adroit, vaut-il mieux qu'il soit
tué rapidement ou non ? Le calcul est délicat. S'il est très
adroit, il tue ou fait tuer de nombreux ennemis sans perdre trop d'hommes ;
mais s'il ne subit pas de grosses pertes, c'est que le général
ennemi devant lequel il se trouve n'est pas très adroit ; en ce cas,
comment dire du premier qu'il est très adroit, s'il se borne à
triompher de maladroits ? et s'il n'est pas très adroit, ne serait-il
pas bon — du point de vue de la guerre, toujours — qu'il fût
tué rapidement ? Le problème, je le dis, est très épineux
et fait intervenir le calcul des probabilités. Naturellement, on peut
dire, en gros, qu'il serait bon qu'un général disparût au
moment où il a fait un quota déterminé de victimes ; une
étude statistique donnerait des chiffres provisoirement acceptables pour
le minimum exigible.
Il ne reste pas moins de tout ceci, pour revenir à l'exemple de l'officier
chargeant jadis à la tête de ses troupes, que (et c'était
le cas) lorsque des professionnels sont en présence, la guerre réussit
beaucoup mieux (tout est relatif) que lorsque les amateurs abondent sur le terrain.
Un homme, à mon sens, s'est conduit, jadis, à merveille : c'est
celui qui, à Fontenoy, lança la phrase, fameuse à juste
titre : " Messieurs les Anglais, tirez les premiers. " A n'en pas
douter, dans son esprit, les Français devaient tirer en même temps
; c'était la façon de réaliser un carnage maximum : réunir,
au point fixe, les troupes, et se fusiller à bout portant. Sans doute
trahi par des subordonnés d'esprit lent, cet homme, ce vrai soldat, n'en
obtint pas moins un résultat satisfaisant. Depuis, des stratèges
improvisés ont inventé la guerre droite, la guerre de mouvement,
la guérilla, le harcèlement, le décrochage, le repli sur
des positions préparées (oh ! hideux pléonasme) à
l'avance, toutes tactiques qui ont l'avantage de gâcher énormément
de matériel et de coûter fort cher, mais qui négligent l'essentiel
: la disparition du combattant.
Votre Magnificence me pardonnera le désordre de ces réflexions
que je jette tout à trac, notées comme elles me sont venues ;
mon indignation n'a pas laissé à ma pensée le temps de
filtrer et de mettre à sa place chacun des éléments qui
venaient s'offrir à l'alimenter. Cette lettre part du cœur ; je
me suis soudain vu bafoué, volé, floué ; nous n'avons pas
les guerres pour lesquelles nous payons, et je ne suis pas content : Votre Magnificence
ne niera pas qu'il y avait de quoi.
Qu'on se réveille donc, il est temps encore ; allons contre ce courant
dangereux qui nous entraîne vers les gouffres. Qu'on me croie : le jour
où personne ne reviendra d'une guerre, c'est qu'elle aura enfin été
bien faite. Ce jour-là, on s'apercevra que toutes les tentatives avortées
jusqu'ici ont été l'oeuvre de farceurs. Ce jour-là, on
s'apercevra qu'il suffit d'UNE guerre pour effacer les préjugés
qui s'attachent encore à ce mode de destruction. Ce jour-là, il
sera, à jamais, inutile de recommencer.
Le 29 sable 86, vacuation de Bombe.
P.-S. — On s'enquiert auprès de moi de la conduite à tenir
vis-à-vis de ceux qui reviennent des guerres actuelles. Sachez que cela
m'indiffère ; ce sont des guerres falsifiées, il est bien vrai,
mais surtout ce ne sont pas mes guerres. En bonne logique, on devrait abattre
tous ceux qui reviennent intacts et tolérer — pourvu qu'ils se
taisent — ceux qui reviennent partiellement morts, mutilés ou blessés.
On préférera, évidemment, ceux qui reviennent déprivés
de l'usage de la parole, et l'on interdira absolument à tous, quels qu'ils
soient, de se targuer du titre " ancien combattant ". Une seule dénomination
convient à cette vermine : celle de " ratés de la guerre
".
1er décervelage 86
Dossier 7 du Collège de 'Pataphysique
(11 gidouilïe 86 = 25 juin 1959).
[ Boris
Vian ]
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